Spomenik. Ce mot signifie monument, ou mémorial, dans la langue de l’ancienne Yougoslavie . Pour être grammaticalement correct, le pluriel devrait être « Spomenici », mais j’ai pris la liberté artistique de l’écrire « Spomeniks ».
Ces monuments ou mémoriaux sont commémoratifs de la seconde guerre mondiale, mais avant d’en venir à eux, un bref rappel historique est nécessaire.
Dans les Balkans, le conflit militaire a commencé en avril 1941 quand le Royaume de Yougoslavie a été envahi par les forces de l’Axe : Allemagne, Italie, Hongrie et Bulgarie. Le territoire a ensuite été divisé et annexé par ces différents pays. Deux états indépendants, régimes fantoches, ont été créés : la Croatie avec son mouvement fasciste Ustaše et la Serbie avec son équivalent Chetnik. Face à l’oppression de ces différentes puissances, une résistance est née et la guerrilla s’est organisée. Menée par les Partisans communistes commandés par Josip Broz, plus connu sous le nom de Maréchal Tito, cette guerrilla a porté le nom de Guerre de Libération Populaire ou Guerre de libération Nationale . Avec l’aide des Alliés et notamment des soviétiques, Tito domine les forces de l’Axe et le conflit se termine en mai 1945. Par la suite, il crée la République Fédérative Populaire de Yougoslavie, renommée République Fédérative Socialiste de Yougoslavie en 1963. En 1991, trois de ses républiques fédérées déclarèrent leur indépendance, la Croatie, la Slovénie et la Macédoine, suivies de la Bosnie-Herzégovine en 1992. Il ne reste alors plus que la Serbie et le Monténégro qui proclament la constitution de la République Fédérale de Yougoslavie. Après de nombreuses années de conflits, cette nouvelle entité cesse d’exister et devient en 2003 la Communauté d’Etats Serbie-et-Monténégro qui se séparera à son tour en 2006 suite à la proclamation d’indépendance du Monténégro.
Ces monuments ont pour la plupart été construits dans les années 1960/70 sous le régime de Tito qui en a d’ailleurs inauguré un certain nombre lui-même. Ils ont souvent été érigés sur les lieux d’importantes batailles, de massacres ou de camps de concentration.
Dans la plupart des cas, leur construction a été commanditée par les partis communistes locaux en hommage à la résistance communiste et aux Partisans de la Jugoslovanska ljudska Armada (Armée Populaire Yougoslave), ainsi qu’aux résistants et civils locaux qui ont perdus la vie pendant le conflit. Bien souvent, des architectes locaux étaient commissionnés.
Ces Spomeniks pouvaient prendre la forme de sculpture isolée, ou faire partie de parcs ou de complexes mémoriaux incluant des tombes, cryptes ou ossuaires qui contiennent encore les dépouilles des personnes qu’ils commémorent. Il y en avait des milliers, éparpillés sur tout le territoire yougoslave. Dans les années 1980, ils attiraient des centaines de milliers de personnes chaque année, particulièrement les « jeunes pionniers » pour leur éducation communiste et patriotique.
Aujourd’hui, une trentaine d’année après l’éclatement de la Yougoslavie, la plupart ont été démolis. Parmi ceux encore visibles, certains sont en parfait état et font partie de complexes officiels, certains sont plus ou moins entretenus, d’autres sont clairement abandonnés voire même à l’état de ruine.
Quand la Yougoslavie a éclatée, la plupart d’entre eux ont souffert de conflits ethniques locaux en partie responsables du vandalisme dont ils ont souffert . Le monument de Bratunac par exemple, sur l’actuel sol bosniaque a été designé par un architecte serbe. Il est aujourd’hui recouvert de tags, à la fois sur sa structure mais aussi sur les stèles commémoratives adjacentes. Il en va de même pour celui de Mitrovica, designé par un architecte serbe et qui se trouve aujourd’hui au Kosovo. D’autres ont subi le même sort du simple fait de leur isolement géographique qui permet aux vandales de se défouler en toute tranquillité. Enfin, cet isolement géographique associé à une structure ou un habillage en métal en font des cibles intéressantes pour les voleurs d’acier ou d’aluminium. C’est ainsi que les mémoriaux de Sanski Most en Bosnie-Herzégovine, mais surtout Petrova Gora en Croatie, ou Gevgelija en Macédoine, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.
Néanmoins, certains monuments conservent un aspect social important : ils peuvent être le théâtre de commémorations annuelles, de cérémonies où des gerbes sont déposées en hommage aux soldats tombés, mais aussi de manière plus surprenante un lieu de vie des habitants de la région. Je pense notamment au Bubanj Memorial Park, à Niš en Serbie où de nombreuses personnes viennent se promener voire même pique-niquer sur les étendues d’herbe au pied du monument. Plus impressionnant encore, au Banj Brdo Memorial à Banja Luka en Bosnie-Herzégovine : situé en haut d’une colline, la route qui y mène est fermée aux voitures et quatre kilomètres en pente sont nécessaires pour y parvenir. J’ai croisé des centaines de personnes sur cette route qui, peu entretenue, s’apparente désormais à un sentier. Des familles y viennent se promener, des joggers y courir. Des agrès ont été disposés le long du sentier, on y croise donc aussi de nombreux sportifs. Une fois au sommet, certains escaladent même le monument pour se reposer au soleil.
Je suis photographe passionné par les lieux abandonnés et je parcours le monde à leur recherche. J’ai découvert les Spomeniks en préparant un voyage dans les Balkans. Comme certains d’entre eux sont abandonnés, ils sont apparus dans mes recherches. J’en suis tombé amoureux instantanément. J’ai donc continué à chercher des lieux abandonnés mais aussi des Spomeniks, abandonnés ou pas. J’en ai trouvé énormément et ils ont représenté au final presque la moitié des lieux que j’ai visités lors de mon premier voyage de 2016. Lors de ce voyage, j’ai parcouru 5500 kilomètres à travers ce qui est aujourd’hui la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, la Croatie, le Kosovo, le Monténégro, la Macédoine et la Slovénie et j’ai photographié 21 Spomeniks. Ce voyage a été une révélation. J’avais pressenti la puissance des monuments lors de mes recherches mais les voir de mes propres yeux a été bien plus intense. En effet, j’ai toujours été attiré par l’abstraction en architecture et ces monuments en sont la quintessence. Certains d’entre eux au design futuriste sont tout simplement incroyables. En y ajoutant un aspect brutaliste, bétonné, avec parfois des structures immenses, quelque chose de vraiment très fort est créé. Avec un arrière-plan historique lourd, le résultat n’est plus juste fort mais absolument unique. Certains monuments moins abstraits, portent quand même une symbolique très forte. La plus commune est celle de la fleur, utilisée notamment à Jasenovac, Podhum, Zaostrog, Gevgelija, Gligino Brdo et Grmeć.
Cette fleur représente la renaissance, la vie, certainement le symbole le plus fort quand on sait que ces monuments ont été construits au lendemain de la meurtrière seconde guerre mondiale. Les voir en vrai m’a confirmé que je devais creuser le sujet et retourner dans les Balkans. J’ai donc fait d’autres recherches et y suis retourné en 2017 où j’ai parcouru 4500 kilomètres à travers les mêmes pays ainsi que l’Albanie. J’ai visité 29 Spomeniks lors de ce voyage ainsi que de nombreux lieux abandonnés.
Je suis un aventurier et ces deux road trips se sont révélés pour moi être de véritables chasses aux trésors. Certains ont été durs à trouver même avec les coordonnées GPS. Les voyages ne se limitaient pas à conduire, photographier, conduire, photographier. Certains monuments étant situés dans des zones très reculées, la conduite a été parfois une aventure à part entière. J’ai ainsi parcouru des dizaines de kilomètres de pistes. Parfois même, après la piste, il a fallu finir a pied un certain temps, voire même quasiment faire une randonnée . Je pense notamment au monument de Gevgelija où les abords sont complètement détruits depuis plusieurs kilomètres pour cause de projet autoroutier. D’autres sont même situés dans des zones où des mines anti personnelles sont encore présentes (Novi Travnik par exemple).
Mon but avec ce livre était de finaliser un projet photographique, mais il aurait été dommage de se limiter à une succession de photos. J’ai donc souhaité donner un contexte historique aux monuments, en les accompagnant autant que possible d’informations. Malgré d’importantes recherches sur l’histoire spécifique de chacun d’entre eux, il a parfois été difficile voire impossible de trouver ces informations, aussi simples soient-elles comme le nom de l’architecte ou l’année de fin de construction. Elles sont donc manquantes pour certains monuments. J’invite le lecteur à m’écrire s’il en sait plus. Par ailleurs, la plupart des données que j’ai pu collecter proviennent d’encyclopédies publiques, néanmoins une part significative provient de traduction d’articles de presse depuis des langues telles que le slovène, le bosniaque-croate-monténégrin-serbe, le macédonien, parfois écrits en cyrillique… Cette traduction n’a pas toujours été facile et je tiens à m’excuser si certains points sont imprécis ou incorrects. Enfin, certains monuments commémorent d’importantes batailles ou évènements de la seconde guerre mondiale et plusieurs pages pourraient être écrites à leur sujet. Ce n’est pas le propos de ce livre, j’invite donc les férus d’histoire à creuser ce passionnant sujet par eux-mêmes.
Je laisse maintenant le lecteur découvrir ces merveilles, le résultat de mes deux chasses aux trésors.
Bon voyage dans les Balkans, bon voyage dans le passé mais aussi dans le futur.
NB: Le diaparama ci-dessous contient une photo de chaque monument montré dans le livre où ils sont présentés avec le nom, la localisation, des vues de détails ainsi que la plupart du temps le nom de l’architecte, l’année d’achèvement, le contexte historique et le symbolisme, le cas échéant.